En quoi les jeux vidéo répondent-ils à un besoin culturel et identitaire ?

Un mémoire sur les jeux vidéo

53 min readJan 23, 2019

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Dans notre société, les jeux vidéo prennent une place de plus en plus importante. En France, près de quatre millions de personnes y jouent quotidiennement au moins une heure. Cela s’accroit de jour en jour, puisque ces jeux concernent désormais de plus en plus d’individus aussi bien les hommes que les femmes, les plus jeunes comme les plus âgés.

Cependant, l’ascension du secteur du jeu vidéo ne se fait pas sans polémiques, c’est une longue lutte qui s’engage pour trouver une légitimité aux yeux du grand public et des autres secteurs culturels. Les débats tournent autour de plusieurs questions, les jeux vidéo rendent-ils violents et asociaux ? Peuvent-ils être considérés comme un art ? Sont-ils un jeu ou une fiction ? Peuvent-ils s’ouvrir à un public féminin ? Peuvent-ils être sérieux ? Peuvent-ils devenir une industrie culturelle majeure ?

Nous avons décidé d’étudier ce sujet car le jeu vidéo nous semble marqueur de notre époque et pourtant, ils sont encore peu étudiés ni reconnus par notre société. Ils engagent des problématiques telles que l’interactivité avec la machine, le virtuel, l’incarnation et l’imagination propre à l’être humain. En tant que joueurs, nous avons également voulu nous interroger sur notre expérience vidéoludique, comment elle s’inscrit dans notre culture et dans notre rapport aux autres. C’est pourquoi nous avons décidé de répondre à la problématique suivante :

EN QUOI LES JEUX VIDÉO RÉPONDENT-ILS À UN BESOIN IDENTITAIRE ET CULTUREL ?

Nous nous interrogerons sur la façon dont les jeux vidéo nous immergent dans un monde virtuel par la narration et l’interactivité, puis quels liens sociaux nous permettent-ils de créer au sein et à l’extérieur du jeu.

Historique

UNE ORIGINE SCIENTIFIQUE

Commençons avec un historique des jeux vidéo et les évolutions informatiques qu’ils ont entrainés. L’oscilloscope, destiné à visualiser un signal électrique, est à l’origine du premier jeu vidéo. Il faut remonter en 1958, dans un laboratoire de recherche nucléaire, un scientifique a simulé avec l’aide d’un calculateur analogique le mouvement d’une “balle”, sa direction et son angle. Le supposé joueur pouvait donc la diriger d’un côté ou de l’autre de l’écran. Par la suite, de nombreux scientifiques se sont intéressés à ce domaine, et ont créé de nombreux petits jeux grâce à l’informatique et ses programmes de plus en plus performants, jusqu’à ce que le jeu vidéo soit connu du grand public.

Au début des années soixante-dix, grâce à cette évolution de l’informatique, il commence à devenir très populaire bien que les foyers n’aient pas encore d’ordinateur personnel. Il commença alors à remplacer le flipper dans les salles de jeux. De nombreuses productions s’y sont intéressées et développèrent des jeux devenus cultes tel que Pac Man (1979). La naissance de ces premiers jeux vidéo a fait naître l’interactivité entre l’homme et l’écran. Ainsi, Space Invaders a inauguré le style “shoot them up” qui est la référence des jeux d’action. La majeure partie des jeux apparus après celui-ci s’en est inspiré pendant plus d’une dizaine d’années. Ce n’est pas un hasard, cette thématique est survenue après les guerres mondiales et pendant la guerre froide, ainsi le but de ces jeux vidéo était de tuer ou d’être tué.

LE JEU VIDEO COMME MOTEUR DE L’INFORMATISATION

L’informatisation de notre société, en modifiant le support de travail, a bouleversé jusqu’à notre façon de travailler et de penser. L’évolution technologique a créé de nouveaux usages, que ce soit dans le milieu scientifique ou au sein des entreprises, en permettant par exemple une plus forte puissance de calcul ou en simplifiant et en accélérant l’échange d’information. Cependant, il serait réducteur de penser que l’informatique s’est imposé naturellement selon un déterminisme technique. En effet, encore beaucoup de personnes ont du mal à s’approprier les TIC et éprouvent des difficultés voire de l’angoisse à l’idée de devoir les utiliser. Il faut d’importantes capacités de visualisation pour interagir avec le virtuel. Dans ce contexte, les jeux vidéo sont un excellent outil didactique pour apprendre à utiliser l’informatique car ils demandent beaucoup d’efforts de la part des joueurs non seulement pour en triompher en tant que jeux, mais aussi pour les manipuler en tant que dispositifs de façon à en tirer une expérience satisfaisante.

Nous pouvons comparer ce phénomène avec un exemple plus contemporain, l’adaptation des gens envers les téléphones portables. En effet les premiers mobiles possédaient un jeu devenu extrêmement populaire, “Snake”, qui faisait office de « carotte », c’est-à-dire qu’il motivait les plus jeunes d’entre nous jusqu’aux plus âgés à naviguer dans les menus, à creéer des parties, à enregistrer la progression, le résultat etc. Mais aussi à apprendre à utiliser les bonnes touches et les bonnes fonctionnalités de l’appareil.

Parallèlement à cela, nous pouvons constater que la puissance de ces dispositifs, ordinateurs et téléphones, évolue grâce à l’émergence des jeux sur ces supports. Il n’est pas nécessaire d’utiliser toute la puissance d’un téléphone pour appeler, ou d’un ordinateur pour écrire un texte, mais bien pour utiliser des programmes plus complexes. Le jeu vidéo a donc un rôle économique et social dans l’informatisation de notre société. Celui-ci permet de favoriser la vente d’outils informatiques et leur appropriation au quotidien comme en entreprise.

Au fur et à mesure des années, l’industrie du jeu vidéo a également permis une évolution incontestable dans le monde du numérique et du multimédia, beaucoup de programmeurs s’en sont inspirés et de nombreux logiciels développés par cette industrie ont été repris dans l’animation informatique.

LA DÉMOCRATISATION DES JEUX VIDEO

Dans les années quatre-vingt-dix, les jeux vidéo deviennent omniprésents, les consoles fixes et portables telles que la Gameboy se retrouvent dans tous les foyers, cela peut s’expliquer par des graphismes plus performants, une bonne scénarisation et un gameplay(1) amélioré. Le jeu vidéo commence à rapporter plus que le cinéma et ses techniques ne cessent d’évoluer, les utilisateurs sont donc de plus en plus nombreux. Nous jouions au début seul dans un univers en 2D devant un écran montrant un agrégat de pixels, puis à deux devant des graphismes plus représentatifs et aujourd’hui avec des milliers de joueurs dans un univers aussi vaste et réel qu’un pays entier sur tous les supports possibles et imaginables.

Ce phénomène est incontournable, en France, une grande partie de la population y joue et, contrairement à la croyance générale, le joueur moyen n’a plus quinze ans. Si les adolescents sont toujours une cible majeure, le spectre des joueurs potentiels s’élargit à d’autres populations grâce notamment à une offre plus segmentée et diversifiée. Certaines personnes préfèrent acquérir des jeux qui réservent une part à la réflexion, à la planification et à la prévision des événements(2) , les filles peuvent également s’identifier aux jeux actuels par l’arrivée de héros féminins dans les scénarios et de problématiques moins guerrières, comme dans les Sim’s où le but est de créer et de gérer une famille, ou dans Wii Fit, un programme de fitness qui cible avant tout les femmes. Le joueur moyen a en réalité vingt ans et un joueur sur trois est une femme(3). Cette moyenne d’âge s’explique aussi par les gens qui ont connu les débuts des jeux vidéo étant enfant et continuent maintenant. La capacité des jeux vidéo à être présent sur plusieurs terminaux, que ce soit le smartphone, la télévision ou l’ordinateur, lui permet de toucher un maximum de personnes sur des usages très différents, qu’ils soient nomades, sportifs ou cognitifs.

1 Désigne l’ensemble des règles (objectifs, actions possibles, obstacles, récompenses, etc.) qui définissent l’expérience et le plaisir associés à un jeu vidéo
2
www.cairn.info/revue-le-telemaque-2007-2-page-73.htm
3
www.unaf.fr/pf/IMG/pdf/FT78_201012_jeuxVideo.pdf

LE JEU VIDEO ENTRE INTERACTION ET NARRATION

LES ESPACES DU JEU VIDEO

Définir le jeu vidéo est complexe tant il relève de réalités et de dimensions différentes. Le jeu vidéo est avant tout une expérience ludique. Celle-ci est constituée de trois “espaces4”. Le jeu vidéo comme système spatial, il y a tout d’abord l’espace autour du jeu, produit par la pratique, qui entraine une émulation sociale, par exemple des blogs, des expositions, des chaînes de télévision, des forums en ligne etc. Ces contenus changent naturellement en fonction de la culture du pays où il est exploité, par exemple le Japon ne produit pas le même genre de jeu que les États-Unis.

Puis il y a l’espace du joueur lui-même, c’est à dire le support, écran de télévision, ordinateur, tablette etc. qui détermine le type de jeu, mais aussi le lieu dans lequel le joueur se trouve. À la base les joueurs n’avaient pas l’embarras du choix, mais de nos jours, ils peuvent jouer chez eux, dans des salles d’arcade, dans le métro ou encore dans une file d’attente.

Et enfin, il y a l’espace dans le jeu vidéo, ce qui comprend bien entendu le terrain de jeu que constitue la représentation visuelle, soit les personnages, l’univers et l’interface graphique permettant l’interaction5 facilitant la prise en main du joueur. Dans un jeu d’aventure, ce sera la carte pour savoir où se situe l’avatar du joueur ou s’il dispose d’accessoires par exemple. En clair, en fonction du support et du jeu, le terrain simule des actions nous faisant utiliser trois de nos sens, l’ouïe, la vue et dans certains cas le touché, et le plan de jeu permet de faciliter l’immersion et la lecture du joueur.

4 www.cairn.info/revue-espace-geographique-2011-3-page-245.htm#s2n3
5 Voir Annexe 1

LE SENS EST ISSU DE L’INTERACTION

Le jeu vidéo, bien qu’ayant une dimension technique importante est avant tout un jeu. Johan Huizinga, qui fut le premier à considérer l’aspect formateur des jeux dans Homo Ludens (1938), les définit ainsi :

«Le jeu est une action ou une activité volontaire, accomplie dans certaines limites fixées de temps et de lieu, suivant une règle librement consentie mais complètement impérieuse, pourvue d’une fin en soi, accompagnée d’un sentiment de tension et de joie, et une conscience d’“être autrement” que la “vie courante” »

(Huizinga, 1938, p. 51).

Cette définition s’applique aussi aux jeux vidéo bien que des différences existent. Avant, le jeu était vu comme une activité triviale et purement symbolique. La théorie du « cercle magique » de Huizinga tente de cerner les enjeux du jeu, ce qui s’applique aux jeux vidéo. Pour lui, le jeu forme un cercle distinct de la réalité, coupant le joueur de la réalité. Celui-ci cherche à s’immerger dans le monde signifié par le jeu et magnifié par son imagination. Il oublie la matérialité du dispositif de jeu pour n’en percevoir que le sens. Le jeu est virtuel au sens qu’il forme une parenthèse restant sans effet sur le présent et nous permettant d’échapper à la réalité quotidienne. Cependant, cette coupure ne nous semble pas pertinente, bien des jeux sont supports d’une activité économique et sociale créant des failles dans ce cercle.

L’une des conditions fondamentales du jeu est qu’on y entre de son plein gré et que l’on peut en sortir quand on le désire. Ce qui implique la notion d’accord entre les joueurs et maintient tout de même une limite entre le jeu et la réalité. Les joueurs, partageant les conventions et l’illusion du jeu, créeront un fossé avec ceux qui ne sont pas dans la confidence. Ainsi, certains joueurs vont bannir les allusions IRL6 durant les sessions de jeu lorsque les discussions entre joueurs dans la vie réelle rendront une personne extérieure sceptique de par le sujet évoqué autant que le vocabulaire utilisé. Jacques Henriot nous donne donc cet exemple :

« Des enfants surgissent : « Attention, Monsieur, vous marchez dans notre jeu ! » Des cailloux alignés par terre, qu’est-ce que c’est ? Le passant l’ignore. Le jeu n’est rien d’autre que ce que fait le joueur quand il joue. Une fois qu’il a cessé de jouer, que reste-t-il de son jeu ? Les joueurs envolés, les cailloux retournent à l’état de cailloux. »

6 IRL pour In Real Life, renvoie aux sujets évoquant la vie réelle du joueur. Ex : Et toi, tu fais quoi IRL ?

Ce sont les joueurs qui font le jeu autant que les jeux font les joueurs, Mathieu Triclot, dans « La philosophie des Jeux vidéo » (2011) (7) relie cet exemple à ce que disait Marcel Duchamp « Ce sont les regardeurs qui font les tableaux ». Il montre ainsi que le sens généré à l’intérieur du cercle du jeu, ne provient ni du joueur, ni du matériel utilisé, mais bien des deux, dans un espace intermédiaire qui est le fruit de leurs interactions.

LA FRONTIERE AVEC LA REALITE EST AMBIGÜE

Les jeux vidéo, bien que davantage immersifs que les jeux classiques, ne cherchent pas forcément à captiver le joueur dans un autre monde. Beaucoup de jeux vidéo cherchent à prendre pied dans le monde réel, à maintenir une ambiguîté entre les deux espaces. Il est parfois difficile de savoir ce qui relève du jeu de ce qui relève de logiques commerciales ou pédagogiques par exemple. Certaines économies internes à un jeu vidéo online vont trouver une équivalence et se lier avec l’économie réelle. Dans Second Life(8) , il est possible d’être rémunéré avec de l’argent réel pour les activités professionnelles de son avatar. Les univers virtuels se plient ainsi aux logiques du monde réel. Ce qui pose de nombreuses questions de propriété mais également d’intégrité du joueur. Le personnage est une propriété du joueur ou de l’éditeur de jeu ? Est-il possible d’être puni pénalement pour les agissements de son personnage ? Une épouse a déjà tranché puisqu’elle a demandé le divorce lorsqu’elle s’est aperçu que son mari s’était fiancé sur Second Life avec une inconnue(9).

La spécificité de l’interactivité des jeux vidéo, comme le dit l’écrivain et thérapeute

7 Voir annexe 2
8 Second Life est un univers virtuel offrant l’opportunité de vivre une seconde vie dans un monde créé et partagé par ses utilisateurs
9 Claudie Voisenat « Comment peut-on être troll ? », Terrain 1/2009 (n° 52), p. 126–141.

Jesper Juul, repose plutôt dans la gestion des règles : elles sont prises en charge par le support informatique, ce qui dispense au joueur de les connaître. Il précise que :

« Jouer à un jeu vidéo c’est interagir avec des règles réelles pendant qu’on imagine un monde de fiction, et le jeu vidéo est autant un ensemble de règles que cet univers fictif ».

G. Leconte ajoute que les lois des jeux sont politiques, elles sont appliquées par les joueurs, tandis que les règles des jeux vidéo sont des « lois physiques », elles sont appliquées par le programme(10).

Cet aspect est très intéressant car la notion de règles est importante dans les jeux, ce sont elles qui déterminent l’expérience du joueur. Dans un jeu vidéo, il est ainsi difficile de tricher, ou juste de s’arranger avec les règles puisqu’elles sont impérieuses. L’exemple du solitaire est le plus frappant : avec un jeu de cartes réel, le joueur aura tendance à tricher abondamment puisqu’il n’a ni la pression d’autres joueurs, ni celle des règles dont il est le seul maître. Tandis que sur la version numérique du solitaire, il est impossible de faire de même. Ainsi, le joueur n’a pas à se soucier de la préparation ni même du respect des règles, son expérience de jeu est plus confortable. Bien que la triche existe, elle est le plus souvent le fait d’exploitation de failles du logiciel que de violation de règles. Paradoxalement, les règles du jeu vidéo sont réelles, alors que les règles d’un jeu sont virtuelles.

10 URL : www.cairn.info/revue-terrain-2009-1-page-126.htm.

Le jeu vidéo a une portée fictionnelle souvent bien plus importante que les autres jeux. Le terme « vidéo » implique bien une différence de support qui le rapproche des autres médias narratifs tels que le cinéma. Ils ont en commun de produire de la signification au moyen d’images en mouvement. Le jeu vidéo est capable de raconter une histoire, de diffuser des idées, il se rapproche ainsi d’autres médias comme la littérature, la bande-dessinée ou le théâtre. Mais en permettant l’interactivité, il se différencie des autres médias dans son rapport à l’image, au temps et au récepteur.

L’image du jeu vidéo est faite pour être contrôlée, demandant au joueur d’être actif et observateur. Il doit rechercher les éléments qui peuvent être support de l’action et les discerner des éléments strictement décoratifs lorsque que l’image du cinéma, n’est faite que pour être regardée, demandant au spectateur d’être passif. Christian Metz, théoricien du cinéma, avait décrit cela comme un état de demi-sommeil où le film s’apparente à un rêve éveillé. Ces différences provoquent une structure et une composition de l’image particulière à chaque média. Le théâtre, dont les acteurs sont réellement présents devant nous, ne parvient pas à nous faire oublier l’envers du décor. Le réalisme ressenti est paradoxalement plus faible qu’au cinéma ou dans les jeux vidéo où le virtuel et l’imagination participent à l’immersion. Le cinéma n’est pas un théâtre filmé, et le jeu vidéo n’est pas un cinéma actionnable.

LE JEU VIDEO DEVIENT ACTEUR DU CINEMA

Cependant, les moteurs graphiques des jeux sont de plus en plus puissants et les animations deviennent suffisamment précises pour que les jeux deviennent un outil créatif pour les cinéastes. Ainsi, beaucoup de machinimas11 ont pour support l’univers des jeux vidéo mais bien pour en faire un usage cinématographique. La vidéo « Tales of the Past »12, basée sur le monde de World of Warcraft a été saluée pour sa qualité. Un court-métrage, « Assassin’s Creed : Embers » a également été réalisé par Ubisoft dans un but promotionnel grâce au moteur graphique du jeu, bouleversant les méthodes de production habituelles en professionnalisant une pratique amatrice13. Du jeu vidéo peut ainsi naître le cinéma.

Le jeu vidéo a inspiré beaucoup de films, que ce soit dans leurs procédés narratifs mais également dans le rythme et les sujets abordés. Trois exemples ont balisées la dernière décennie de succès indéniables. « The Matrix » (Larry et Lana Wachowski, 2000) et « Avatar » (James Cameron, 2009) sont deux films ayant touché notre imaginaire collectif, ils reprennent tous deux une caractéristique du jeu vidéo. Les deux films nous montrent un être humain affaibli qui, grâce à la technologie, acquiert une capacité physique exceptionnelle dans une autre réalité, la matrice, ou dans un autre corps, l’avatar. « The Inception » (Christopher Nolan, 2010), qui montre des êtres humains capables de s’incarner dans leurs rêves, joue également sur ce trouble avec la réalité. Il traite du risque à trop s’immerger dans une autre réalité, ce qui est une importante problématique du jeu vidéo.

ENTRE JEU ET FICTION

Les jeux vidéo, forts de leurs particularités graphiques et médiatiques, ont donc la capacité de transmettre des émotions et de développer une fiction. Il peut même imiter le cinéma mais ce n’est qu’un détournement des usages prescrits. Il est à la fois un jeu et une fiction, ce qui entraîne une perception complexe en tant qu’objet de recherche, entre ludologie et narratologie. Le jeu vidéo obéit à la fois aux contraintes du jeu, que sont la liberté d’action et l’interactivité, et aux contraintes de la fiction, que sont la vraisemblance et l’immersion. C’est, selon Henry Jenkins14, un espace traversé de possibilités narratives. Ce mélange entre action et narration permet de produire des mouvements expressifs qui dépassent la simple narration. Jenkins nous prévient clairement de ne pas imposer de cadres trop définis aux jeux vidéo. Il y a autant de différences entre Tetris et Assassin’s Creed qu’entre un haïku et un roman. C’est encore un « média » jeune dont les possibilités sont aussi incertaines que prometteuses.

La cinématique est une rupture dans le jeu et une volonté de converger vers le cinéma. Comme l’interactivité et la précision de l’animation est limitée, il n’est parfois pas possible de développer une histoire et une psychologie des héros complexes. La cinématique apparait ici comme un recours inévitable, un aveu de faiblesse du jeu vidéo dans sa capacité à mener une narration. Selon Triclot, elle « fonctionne à la fois comme véhicule d’une histoire et comme gratification pour le joueur, alors peu habitué à retrouver des images de qualité cinéma dans son ordinateur. »15. Pour lui, le jeu suspend le cinéma et le cinéma annule le jeu. Le joueur, perdant le contrôle de son avatar, devient spectateur, ce qui rompt son incarnation et provoque une distanciation avec le personnage incarné.

Avec l’amélioration de la qualité des images de jeu, le jeu vidéo va davantage chercher à mêler la narration et l’action en déclenchant des événements en fonction de l’action du joueur, donnant une impression de narration chorégraphiée en un long plan- séquence.

(11) Le mot machinima est un mot-valise formé à partir de machine, cinéma et animation. Il désigne à la fois un ensemble de techniques de production audiovisuelle basé sur un moteur 3D basique, souvent celui de jeux vidéo, et un genre cinématographique qui en utilise les outils et ressources disponible.

(12) Une critique en anglais : http://www.wowwiki.com/Tales_of_the_Past
Le film en intégralité :
http://www.gameside.tv/watch/3de686e497e31624d82e/Tales-of-the-Past-III-VOSTFR

(13) http://www.transmedialab.org/storytelling-transmedia/etude-de-cas-assassins-creed-en-mode-transmedia-22/

(14) http://arcade-expo.fr/?page_id=206, Annexe 4

(15) « Philosophie du jeu vidéo » Mathieu Triclot, p.74

Pour étudier la narration dans les jeux vidéo, nous allons prendre exemple sur le MMORPG World of Warcraft (WoW). Celui-ci prend la forme d’un monde ouvert et persistant où l’avatar peut voyager tout à fait librement. Il a la particularité de présenter tous les types de structures narratives combinés à divers moment du jeu au sein d’une structure narrative globale à l’échelle d’un monde. Et les aventures des nombreux avatars qui y vivent ne l’influent guère. Les structures sont présentées dans l’ordre de complexité et non d’importance dans le cas de World of Warcraft.

À la différence des médias traditionnels et même de l’hypermédia de l’Internet qui distribuent une information, le jeu vidéo offre à l’émetteur la possibilité de faire vivre l’information, le message à son récepteur le joueur. Il ne s’agit donc plus de simplement lire, écouter, visualiser, mais pour le joueur d’interagir avec le message :

« Il s’agit d’un message formalisé mis au point par un tiers, message qu’il faudra accomplir pour en saisir le sens» (Amato, 2008)

Ainsi, chaque aventure est unique car elle dépend de l’action du joueur produisant un message adapté. Cependant, pour des raisons de volontés narratives mais également de limites budgétaires, le développeur a tout intérêt à ce que tous les joueurs suivent le même itinéraire s’il veut que tous profitent de l’intégralité du spectacle qu’il propose. Cette manipulation ne doit pas être ressentie comme telle par le joueur sous peine de rompre l’immersion. C’est pourquoi le récit n’est pas toujours linéaire, car il permet au joueur de choisir. Chris Bateman identifie plusieurs structures narratives génériques en fonction des choix possibles et de leur influence sur le déroulement de l’histoire.

NARRATION LINEAIRE

Ce sont les récits traditionnels, le joueur ne peut qu’exécuter l’histoire définie par l’auteur. Cela permet d’utiliser plus aisément les techniques de narration traditionnelle et d’avoir un impact émotionnel plus proche de la passivité cinématographique. Cependant, cela se fait au détriment du ludique et de l’implication car cela bride la liberté du joueur et prive le narrateur des effets propres aux jeux vidéo.

Ce cas est présent dans de nombreux jeux comme Mario. Dans World of Warcraft, il ne s’exprime que lors des donjons. Ce sont des lieux coupés du monde où un groupe de joueurs doit unir ses efforts pour réaliser des quêtes qui sont, la plupart du temps linéaires et se terminent par un boss final. Il n’est pas possible de faire d’autres contenus sans abandonner le donjon.

NARRATION ELASTIQUE ET PARALLELES

Les narrations parallèles et élastiques sont construites sur le même principe, soit des choix qui provoquent des variations temporaires. Ceux-ci n’ont de conséquences que pendant un cours instant avant que le joueur ne soit ramené au récit principal pour passer des étapes obligatoires, que l’on peut désigner sous le terme de nœuds narratifs. Ces narrations permettent de proposer des histoires plus riches mêlant choix et obligations.

Dans World of Warcraft, un avatar choisit sa classe, soit magicien, démoniste, guerrier ou encore voleur. Celle-ci définit les capacités qu’il va développer tout comme son gameplay. Chaque classe a donc un apprentissage qui lui est propre. Par exemple, un magicien aura l’occasion d’apprendre tous les dix niveaux à utiliser un nouveau sort. Ces étapes constituent ainsi les nœuds narratifs de sa formation de magicien.

NARRATION EN CANAUX

Pour donner l’impression de liberté, le jeu peut prendre la forme d’un choix initial. Les évolutions effaçant petit à petit les différences entre les situations initiales. Cependant, la linéarité du jeu existe toujours, car excepté le choix initial, qui peut être un atout pour permettre une meilleure incarnation du joueur, celui-ci ne maîtrise pas sa destinée. Il est également plus facile pour le joueur d’explorer tous les débuts que toutes les fins. Dans World of Warcraft, ce système se manifeste lors du choix de la race de son personnage qui détermine le lieu de départ de son aventure ainsi que la faction auquel il appartient, la Horde ou l’Alliance. Ainsi chaque race possède une zone de début spécifique. Il peut la quitter quand il le souhaite pour aller dans les zones communes.

NARRATION A EMBRANCHEMENTS

Pour que le joueur s’implique dans l’histoire, il est aussi possible de lui donner du pouvoir sur celle-ci. Il faudrait donc que les choix du joueur puissent marquer de réelles ruptures.

Dans World of Warcraft, il y a un choix initial qui sépare le jeu en deux parties distinctes. C’est celui de la faction, la Horde ou l’Alliance, qui est lié à celui de la race. Selon la faction auquel il appartient, le joueur aura accès à des quêtes dans les villes de sa faction, mais il sera attaqué dans les villes adverses et ne pourra communiquer avec les membres de l’autre faction. Blizzard, qui développe le jeu, joue sur cette rivalité et donne un bon exemple de la portée narrative de l’embranchement.

NARRATION CONCENTRIQUE

La narration est en fait composée de plusieurs pôles comportant tous plusieurs points d’entrée et plusieurs points de sortie. Ils fonctionnent comme des histoires plus ou moins indépendantes que l’on n’est pas obligé de découvrir dans un ordre précis. World of Warcraft fonctionne comme cela, notre avatar pourra découvrir différentes villes dans un monde ouvert en fonction de

son niveau. Chaque ville ayant son intrigue propre et ses quêtes associées. Le joueur peut toutes les découvrir ou en explorer quelques-unes dans leur intégralité sans que cela change l’évolution de son personnage.

MICRO-NARRATION ALEATOIRE

Le scénario est construit sur un système basé sur des paramètres réglables. Par exemple, un niveau confrontera des créatures X face à d’autres créatures Y sur un territoire x etc. Ces paramètres pourront être modifiés en fonction des agissements du joueur. Ainsi, s’il a aidé les créatures X, elles seront plus amicales et il aura plus de chance de les trouver sur son chemin. Ce système est utilisé dans le jeu Tokyo Jungle16, où la résolution d’un niveau influe sur la génération du suivant. Ce sont les actions du joueur qui font l’histoire, celle-ci n’étant qu’un squelette paramétrable. Cependant, le programme est trop apparent et l’histoire manque la plupart du temps des richesses narratives propres à la création humaine.

LA NARRATION TRANSMEDIATIQUE

L’expérience narrative peut même dépasser les frontières du jeu vidéo grâce à des contenus transmédiatiques17. Cette pratique est permise par la convergence culturelle et technologique, les producteurs facilitent le passage entre médias, entre supports, en créant des œuvres très référencées, transtextuelles et en interaction avec d’autres médias. Le jeu vidéo devient une part narrative d’un ensemble.

Les frères Wachowski n’ont pas créé la trilogie Matrix comme un ensemble clos mais comme le volet cinématographique d’une œuvre-monde également composé d’un jeu vidéo « Enter the Matrix » et de plusieurs courts-métrages réunis sous le nom de «

Animatrix ». La narration est transmédiatique, car les trois œuvres vont interagir entre elles. Ainsi, dans un des courts-métrages, l’héroïne va poster un message important dans une cache, la première mission du joueur de « Enter the Matrix » est de le récupérer pour la transmettre à son supérieur. On verra enfin dans le deuxième film, la réunion qui a suivi la découverte de cette information.

Dans le cas de World of Warcraft, il y a également une narration transmédiatique, mais celle-ci vient s’ajouter au jeu et n’a pas été pris en compte lors de sa création. De nombreux romans, bandes-dessinées, mangas et même machinimas comme nous l’avons vu précédemment, se déroulent ainsi dans le monde de Warcraft. Le joueur a donc la possibilité de participer à la création d’une narration communautaire.

(16) http://www.merlanfrit.net/Vivre-comme-une-bete-penser-comme
(17) Communication qui se déroule sur plusieurs medias chaque media ayant sa propre partie de l’histoire. À ne pas confondre avec le crossmédia, qui lui est répliqué sur plusieurs medias.

UNE ECONOMIE DE L’ATTENTION

La capacité des jeux vidéo à maintenir une personne active mentalement et non physiquement durant de longues sessions intrigue alors que l’école s’interroge de plus en plus sur les moyens de capter l’attention des enfants.

En effet, certaines formes de jeu ressemblent étonnement à du travail. Ainsi, dans World of Warcraft, on se retrouve parfois à « farmer », soit à réaliser une action répétitive et sans intérêt, comme de tuer les mêmes monstres en boucle durant des heures, dans le seul but d’amasser de l’expérience ou des ressources. « Farmer » vient de l’anglais et signifie « fermier » voire « paysan ». On est loin d’une activité purement ludique, d’ailleurs, certains joueurs n’hésitent pas à confier cette mission à d’autres joueurs notamment asiatiques contre de l’argent réel. Une véritable économie s’est développée autour de cette activité qui pour le coup, n’a plus rien d’un jeu.

https://www.elgamificator.com/flow-outil-indispensable-pour-une-ux-engageante

La méthode de captation de l’attention par les jeux vidéo avait déjà été théorisée en 1970 par le psychologue hongrois Mihály Csíkszentmihályi. La « théorie du flow » s’applique initialement à la réalisation d’une tâche quelconque mais trouve son exemple le plus probant dans les jeux vidéo. Elle postule que notre disposition émotionnelle est directement influencée par le rapport entre la difficulté d’une mission et notre niveau de qualification. Ainsi, un joueur est attentif si la tâche qui lui est confiée est suffisamment complexe pour qu’il ait envie de relever le défi, et suffisamment simple pour qu’il ne soit pas découragé. Si la tâche s’adapte parfaitement au niveau de l’individu, il est « pris dans le flow ». Sa concentration est maximale car il a une sensation de maîtrise et ne s’interroge pas sur le sens de son action. Le défi que la mission représente est suffisant pour justifier ses efforts, c’est une activité autotélique.

Ainsi, lorsque le joueur doit dans le cadre d’une quête trouver une dizaine d’objets, il ne réfléchit plus à l’intérêt, mais seulement à la méthode qu’il va utiliser pour atteindre son but. Csíkszentmihályi identifie quatre caractéristiques d’une activité apte à nous mettre dans un état de flow :

  • Les conditions de réalisation de la mission sont exprimées clairement. Dans les jeux vidéo, tout est fait pour guider le joueur qui sait souvent précisément ce qu’il doit faire.
  • La mission sollicite les capacités de l’utilisateur. La difficulté d’un jeu évolue en même temps que la maîtrise du joueur. C’est un des grands enjeux lors du développement du jeu vidéo.
  • Le joueur est tenu au courant de l’évolution de sa mission et de l’accomplissement des objectifs. Ceci au moyen d’une carte, d’une liste ou d’autres artifices narratifs. À la fin, il saura également précisément les bénéfices qu’il retire de cette quête en termes d’argent, d’expérience et d’objets.
  • Les distractions extérieures sont diminuées, seules les informations nécessaires sont proposées au joueur. Dans beaucoup de jeux, une fois la mission commencée, on n’a plus accès au reste du jeu sans avoir abandonné la mission. Celle-ci devient l’unique priorité et le joueur ne se demandera pas si d’autres actions sont préférables. Cette caractéristique à tendance à disparaître avec la multiplication des mondes ouverts et la liberté que cela implique.

LA MORT COMME MARQUEUR DU MODELE ECONOMIQUE

Il faut donc s’interroger quel est le modèle économique du jeu vidéo. Après observations, on s’aperçoit que cela évolue avec le temps et que c’est curieusement lié à la perception de la mort dans les jeux vidéo.

Le Die&Retry pour pousser à la consommation
Au départ, le système d’arcade où le joueur paye pour chaque partie indique que le jeu vidéo utilisait un modèle de compteur dont l’unité est la mort avec la fameuse réplique « Game Over », immanquablement suivi par « Insert Coin ». Ce système économique a provoqué l’usage systématique du « die&retry ». Le joueur est poussé à réessayer continuellement un niveau poussant le développeur à l’empêcher de finir le jeu, qui à l’époque ne dépassait pas 8 heures pour un joueur expérimenté, en évitant de le lasser.

Le Die&Retry pour allonger l’expérience
Avec les consoles de salon, le jeu vidéo passe à un modèle éditorial avec la vente ponctuelle d’opus. Il se rapproche ainsi des films avec une dimension narrative importante et des phénomènes de sérialisation. Un jeu coûtant environ 50€, le développeur doit assurer au joueur un temps de jeu conséquent tout en tenant compte de ses propres contraintes techniques et financières. Le die&retry, bien qu’ayant perdu son fondement économique initial, continue donc d’être utilisé. Cette construction narrative a pour but d’impliquer le joueur, de le retenir pour qu’il passe le plus de temps possible à jouer. La mort n’est qu’un des nombreux tours de passe-passe narratifs n’ayant qu’un but, prolonger l’expérience du joueur et le refaisant faire la même action plusieurs fois.

La mort comme enjeu de la compétition
Le développement des MOBA(18) est souvent le fait d’initiatives de joueurs puisque deux de ses représentants historique, Counter Strike (CS) et Defense of the Ancients (DOTA) sont la création de joueurs grâce aux systèmes de mods, soit des modes de jeux utilisant un jeu préexistant. Cette capacité à pousser le joueur à créer du contenu est une clé du succès et de l’innovation. Le MOBA est donc un combat à mort entre deux équipes, avec une logique individuelle de Die&Retry auquel s’ajoute le fait que la mort d’un joueur est surtout un handicap pour son équipe puisqu’il est momentanément absent du jeu. La partie se termine la plupart du temps par la conquête de la base ennemie bien souvent lié au fait que les joueurs adverses ont été tués. Ainsi, la mort devient le moteur de l’action et de la rivalité.

La mort pour temporiser le joueur
Avec le jeu online, le jeu vidéo hybride son modèle éditorial avec un modèle de flot. Ce terme n’a pas de lien apparent avec la théorie du flow vu précédemment bien que le but soit le même, maintenir le joueur sur un unique jeu vidéo. Comme le jeu online permet de s’affronter entre joueurs, le temps de jeu s’en trouve décuplé. Le jeu devient un intermédiaire entre les joueurs et peut constituer un monde persistant hébergeant une communauté, les MMORPG ainsi qu’un terrain sur lequel s’affronter, les MOBA. Le développeur permet ainsi un accès plus qu’il vend un objet. Pour World of Warcraft, bien qu’il faille acheter un jeu de départ ainsi que des extensions régulières, ce qui correspond à un modèle éditorial, il faut également payer un abonnement de douze euros mensuel, ce qui suit donc le modèle de flot. Beaucoup de MMORPG comme Second Life ou de MOBA comme Leagues of Legend sont gratuit, ils fonctionnent sur la création d’une économie interne ou sur la vente d’avantages dans le jeu. Ce qui n’est pas le cas de World of Warcraft puisque ces pratiques y sont interdites bien qu’existantes.

Pour prolonger l’expérience dans un monde persistant, où il faut proposer ainsi du contenu à la fois pour les « casual gamers » et les « hard-core gamers(20) ». C’thun, un boss de World of Warcraft, était ainsi mathématiquement impossible à tuer au moment de son apparition. Cela fonctionnait comme un mur de difficulté sur lequel les joueurs venaient s’abattre pour au final mourir en boucle laissant du temps à Blizzard pour développer un contenu supplémentaire. Une fois celui-ci arrivé, le boss est modifié pour devenir accessible aux joueurs moins expérimentés.

La mort, pour le développeur est un antidote à la consommation effrénée des joueurs, permettant de faire durer les décors et les situations. C’est un outil de temporisation du joueur mais également un moyen d’ajouter de la tension et de lui enseigner la persévérance.

Pour Guillermo del Toro(21), un cinéaste très influent, le modèle économique et donc narratif du jeu vidéo va encore évoluer. Il pense que tous les médias vont converger vers la console de jeu et le cinéma deviendra une des dimensions du jeu vidéo, comme la peinture, la vidéo, la photographie. Il rêve ainsi d’un cinéma interactif où le spectateur pourra influencer le récit. Guillermo del Toro appelle ça la remédiation, cela repose non seulement sur un échange de thèmes et d’esthétiques déjà concrets, mais également sur un transfert de technologie. La principale qualité du jeu vidéo est l’interactivité. Dans notre société où les liens se multiplient, où la personnalisation se généralise et où l’individu devient « consommacteur », le jeu vidéo fait souvent figure d’exemple.

19 Multiplayer Online Battle Arena

20 Casual gamer : Joueur ayant une pratique amatrice du jeu, avec un temps de jeu et une expérience restreinte. Hard-core gamer : Joueur ayant une pratique quasi professionnelle du jeu vidéo, avec un temps de jeu et une expérience conséquente.

21 http://www.slate.fr/story/6303/lavenir-du-cin%C3%A9ma

LE JEU VIDEO ENTRE IDENTITES ET COMMUNAUTE

DE L’INFLUENCE DES JEUX VIDEO

Le jeu vidéo se traîne de nombreuses mauvaises réputations et préjugés. Les premiers universitaires à avoir étudié sont les cliniciens et les psychologues. Leurs angles d’approche étant l’addiction et la violence, le jeu vidéo est aujourd’hui encore marqué par cette vision. En effet, pour de nombreuses personnes, il est à l’origine de nombreux maux de notre société, responsable de l’obésité des enfants voire même des massacres Anders Behring Breivik et de Mohammed Merah(22). Cette vision est abusive et polémique. Il n’est simplement pas capable d’avoir autant d’influence sur une personne. Si les jeux vidéo ont sans doute permis à Breivik et Merah de s’entraîner et d’alimenter leur fantasme guerrier, il n’est pas la raison de leur acte qui est avant tout politique et psychologique. Le défoulement peut avoir un effet cathartique qui peut se révéler bénéfique. L’individu peut y trouver un lieu d’expression de sa colère, de ses pulsions ou de ses manies sans que cela soit pénalement et éthiquement condamnable. Le jeu vidéo est un outil, il peut avoir des conséquences aussi négatives que positives, nous ne sommes pas en mesure de le juger d’un point de vue psychologique.

Ils sont également accusés de provoquer une addiction, et notamment l’isolement social. De nombreux cas démontrent la véracité de ces accusations, mais encore une fois, le jeu vidéo n’est ni le seul responsable de ce genre de situation, ni le seul « média » à en être capable. La télévision fut également en son temps accusée de pervertir la jeunesse et d’aliéner les travailleurs. Il est également à noter que les livres sont une activité bien plus solitaire que les jeux vidéo, l’exemple de Madame Bovary et de Don Quichotte(23) sont éclairants à ce sujet. Tandis que les jeux vidéo permettent de jouer avec des amis, des inconnus et d’intégrer des communautés. La socialisation et les rapports de force sont une priorité pour les adolescents, peu vont continuer à fréquenter les bibliothèques alors qu’ils sont nombreux à s’investir dans la pratique vidéoludique. Un bon joueur a probablement plus de facilités à se faire des amis qu’un bon lecteur à cet âge-là. Il faut garder une distance avec ces accusations, sans tomber dans l’angélisme, celles-ci tiennent la plupart du temps du préjugé, de l’intuition ou d’un angle d’approche non-communicationnelle. Nous allons voir comment le jeu vidéo a développé un construit social parfois indépendant de la vie sociale réelle du joueur.

UNE EXPÉRIENCE DE JEU DIFFERENCIÉE

Les jeux vidéo se sont répandus à travers le monde, mais ce sont aux États-Unis, au Japon et en Europe francophone où ils se sont démocratisés en premier. Ces trois zones géographiques ont été précurseur pour ce qu’on appelle les arts ludiques, soit les jeux vidéo, la bande dessinée pour les francophones, les comics-book pour les américains et les mangas pour les japonais, ainsi que le dessin animé et l’animation. Les jeux vidéo n’ont pas des pratiques identiques suivant les régions et le cadre où ils sont joués, à cause des différences technologiques, sociales et culturelles. Les différences de pratiques sont également visibles d’un milieu rurale à un milieu urbain, Hovig Ter Minassian fait le rapprochement avec le bridge qui était plus citadin tandis que le tarot était plus rural, il suppose qu’il y a des similitudes avec le jeu vidéo24.

Les espaces de jeux déterminent grandement l’expérience de jeu, un joueur ne se comportera pas de la même façon devant son écran seul dans sa chambre, que dans le salon avec ses parents ou dans une salle de jeu. Les différents régimes d’expérience de la pratique vidéoludique nous sont très bien décrits par Mathieu Triclot pour qui la place du support informatique dans la maison ou à l’extérieur fait varier les usages.

La simulation à paramètre
Premièrement, il y a le régime d’expérience de la simulation à paramètre pratiqué au départ dans les laboratoires de recherche américains qui implique une forte capacité de visualisation et une bonne maîtrise technique pour détourner l’usage des superordinateurs des campus universitaires. Les jeux de stratégie ou de construction urbaine comme SimCity font partie de ce régime et s’adresse plus à des adultes ou des adolescents possédant une bonne maîtrise conceptuelle.

Les salles d’arcades
Le deuxième régime d’expérience est celui des salles d’arcade qui entrainent une pratique de groupe, où les joueurs sont très démonstratifs. C’est encore très développé au Japon ou en Corée du sud, les salles d’arcade pouvant atteindre la taille d’un grand centre commercial, et les pratiques pouvant même être diffusées à la télévision. Le jeu vidéo y est considéré comme un sport mettant en avant l’adresse intellectuelle et les réflexes, l’aspect compétitif est bien plus accentué que chez nous et particulièrement en Corée du Sud.

Les consoles de salon
Ces salles sont devenues très rares en France, remplacées par les consoles de salon qui provoque un usage des jeux vidéo plus familial et privé. C’est le troisième régime d’expérience qui est majoritaire pour les enfants qui sont ici sous la surveillance de leurs parents. La sécurité et le confort permettent de rechercher l’introspection avec les jeux de rôle et d’aventure notamment. C’est également l’occasion de jouer entre amis et entre proches, à la façon d’un jeu de société ou d’un jeu d’adresse.

Le jeu en ligne
Le quatrième régime d’expérience est le jeu en ligne sur son ordinateur comme les MMORPG de type World of Warcraft qui demande une implication émotionnelle ainsi qu’un investissement en temps et en argent. Les MMORPG hébergent de grandes communautés de joueurs qui ont leurs propres règles d’intégration. Cela convient plus pour des adolescents voire de jeunes adultes. L’ordinateur personnel situé dans la chambre implique une grande autonomie des usages.

Le jeu au travail
Le cinquième régime d’expérience est le jeu au travail. Cela implique des sessions très courtes de jeu pour que celles-ci puissent s’insérer souplement et surtout discrètement dans l’emploi du temps quotidien. D’après les études de l’anthropologue Manuel Boutet, l’expérience vidéoludique trouve sa place dans le travail. Cela peut être des adaptations de jeux d’arcade sur mobile qui fonctionne selon le modèle die&retry ou des jeux sociaux comme Farmville26 qui constituent un flux d’attention supplémentaire à surveiller. Cela n’est possible qu’avec les jeux vidéo, grâce au matériel identique, ils ont d’ailleurs déjà été utilisés comme fonction didactique pour de la gestion de flux dans des environnements informationnels. 27 Ce régime peut également concerner les transports urbains permis par la mobilité croissante des supports du jeu vidéo, notamment grâce aux Smartphones et aux tablettes. Angry Birds, un jeu d’arcade basé sur de la balistique simpliste est l’application la plus utilisée sur l’iPad, devant la bureautique et les réseaux sociaux.

Chaque régime correspond à un type d’expérience, chaque expérience attire un type de personne. Le jeu vidéo a des multiples usages possibles et celui-ci est soumis à un déterminisme technique, social, culturel mais également spatial. Ces régimes se retrouvent également dans la méthode de classement par genre des jeux vidéo. Bien que le classement soit bien plus vaste parce qu’il existe une multitude de types de jeu, action, stratégie, RPG, sport, arcade, etc. Il permet d’orienter l’acheteur, de lui dévoiler le contenu, selon les sortes d’interactivité, de réflexion ou de stratégie afin que chacun puisse trouver ce qui lui correspond.

(22) Voir annexe 3 http://www.lepoint.fr/invites-du-point/jeux-video-permis-de-tuer-27-11-2012-

(23) Ces personnages connus de la littérature européenne souffraient d’un trouble de la réalité dû à la lecture de romans

(24) http://www.cairn.info/revue-espace-geographique-2011-3-page-245.htm

(26) C’est un jeu de simulation de ferme en temps réel disponible comme une application sur le site Internet de mise en réseau social Facebook

(27) http://www.davduf.net/les-jeux-video-font-de-la-politique-et-voici

UNE IDENTIFICATION EN QUESTION

Du type de jeu dépendra l’identification faite par le joueur. Ainsi, pour les jeux de simulation ou de stratégie, la présence d’un personnage n’est pas indispensable puisque celui-ci a un rôle démiurgique. Il contrôle les événements, modèle l’environnement et met en œuvre sa pensée. Dans les jeux d’action, la vue à la première personne est tellement primordiale qu’elle en définit le genre. Les FPS comme Counter Strike sont des First-Person Shooter, des jeux de tir à la première personne. Cela permet une meilleure implication en réduisant la distance entre le joueur et le logiciel28.

Si nous prenons l’exemple des MMORPG, le joueur incarne une identité fictive qui lui est propre. Il s’immerge dans un monde virtuel et entre dans son personnage, s’identifie à celui-ci, le créé de toute pièce et lui permet d’exister dans cet univers. Ces jeux sont basés sur la personnalisation puisque l’on peut gérer l’équipement, l’apparence et les compétences, qui sont désignés respectivement de l’anglais stuff, skin et skill. Cela permet une forte immersion mimétique, une projection identitaire du joueur qui essaiera de faire « comme si » il était réellement le personnage de son jeu.

Le parallèle est aisé avec les réseaux sociaux comme Facebook et il est probable que leurs avènements simultanés partagent des causes communes. Ainsi, l’utilisateur va rentrer, avec un souci d’exactitude parfois relatif, ses goûts, ce qu’il fait, des photos montrant son apparence, une biographie démontrant ses compétences ainsi que son actualité plus ou moins romancée. Cette volonté d’incarnation virtuelle est marquée par une envie de « se la raconter ». L’homme a toujours eu besoin d’organiser ses souvenirs selon une histoire en accord avec leur moi profond, de se créer une identité narrative dont le philosophe Paul Ricœur suggère que :

« C’est précisément en raison du caractère évasif de la vie réelle que nous avons besoin du secours de la fiction pour organiser cette dernière rétrospectivement.»

Créer et interpréter un personnage de jeu vidéo n’est pas seulement une création graphique mais bien la création d’une image de soi que l’on se crée en accord ou en opposition avec la réalité29. Pour Nancy Huston, la capacité à recréer en permanence notre vie à partir du langage afin d’en créer un récit porteur de sens nous différencie des autres animaux. Le jeu vidéo est donc un moyen de vivre une vie imaginaire, une vie différente où le joueur est perçu différemment. C’est en se racontant, en se dévoilant, qu’il est enfin possible de se rendre visible et de se comprendre. Ainsi, le joueur va non seulement personnaliser son avatar, mais également lui construire une identité, une histoire et une raison d’être. Un « background » qui est souvent composé de multiples références littéraires telles que « Le Seigneurs des Anneaux » ou mythologiques notamment lorsqu’arrive le moment de nommer l’avatar. Ainsi un des personnages que nous avons incarné se nommait Hargetyr, un mélange de « Arget » qui est une formule magique du livre d’héroic-fantasy « Eragon » et de Tyr qui est un dieu de la mythologie scandinave.

Le manque d’identification féminine

Pourtant, bien que le joueur s’identifie à un ou plusieurs personnages, dans la plupart des cas, ces choix restent restreints dans ce qui concerne le genre. Plus de 80% des personnages proposés sont masculins contre 15% de personnages féminins. Le faible pourcentage restant correspond aux jeux où il est possible de choisir soit l’un soit l’autre. En effet la plupart du temps il est possible d’alterner avec environ trois personnages masculins mais rarement féminins. Ce qui expliquerait ou pourrait être expliqué par une présence limitée de filles dans le domaine des jeux vidéo. Le joueur s’identifiera au personnage pour lequel il a le plus d’admiration, d’affinités. Ceux-ci sont principalement agressifs, rusés et agiles. Les filles ne sont pourtant pas insensibles à l’action, mais ce qui les rebute, ce sont les personnages stéréotypés tirés tout droit d’un film du genre. Ceux-ci se ressemblent parfois de façon confondante et caricaturale(30). Quelle est la place de la femme dans les jeux d’aventure/action?

Les personnages féminins ont depuis la création des jeux vidéo, un rôle secondaire par rapport au héros principal, souvent sexy mais relativement incompétentes et faibles(31). Par exemple, le cas le plus classique est la princesse Peach, réduite à l’état de récompense finale, elle est systématiquement enfermée dans un donjon, attendant que Mario la libère. Il est ici difficile pour une fille de se sentir concernée par cette histoire.

Les femmes ont eu beaucoup de mal à se faire une place dans les jeux vidéo. À un tel point que la première héroïne, Samus Aran dans Metroid sorti en 1986, doit cacher sa féminité sous une épaisse armure guerrière, ne révélant la supercherie qu’à la toute fin, et la réaction générale des joueurs est « Whoa ! Samus is a woman ! ». Elle reste une figure importante de l’émancipation numérique des femmes, puisqu’elle est présentée comme très compétente, indépendante et sexuellement active.

Elle se différencie nettement de Lara Croft, l’héroïne de Tomb Raider, en effet son physique masqué par la cuirasse de métal ne laisse pas place à l’imaginaire, au fantasme du joueur, c’est une femme qui réalise des exploits, point final. Lara quant à elle expose ses attributs féminins et est construite pour satisfaire l’imaginaire masculin. Des mensurations exagérées, une petite tenue de guerrière affriolante, tout pour satisfaire les fantasmes érotiques de l’homme, avec ses valeurs occidentales. Elle oscille entre marionnette sexy ultra réaliste dans les mains du joueur et incarnation des valeurs occidentales que sont la perfection physique, le culte du corps, la recherche d’émotions intenses et le désir implacable de vaincre, par exemple. Ces valeurs, comme le physique de Lara Croft attireront plutôt une cible masculine bien que de nombreuses filles seront sensibles à ce modèle.

Jusqu’où peut aller l’identification ?
La confusion possible entre personne et personnage est le postulat de base accusant le jeu vidéo d’incitation à la violence et à l’addiction considérée comme la « perte de liberté de s’abstenir de réaliser un comportement ». Cependant la confusion entre ce qui est possible dans les jeux vidéo et dans la vie réelle est moins importante que dans le cinéma et les séries puisque les jeux vidéo cherchent assez peu à imiter la réalité. Une observation des relations entre personnes montrent que cela se fait dans la majorité des cas de façon naturelle. L’existence du terme IRL couramment utilisé indique une volonté de discerner clairement le personnage du joueur. Olivier Caïra, agrégé de sciences sociales, utilise le terme de « véhicule d’action » pour décrire l’avatar. Ce qui supprime la notion d’incarnation qui selon lui est inapproprié pour parler d’un ensemble de pixels. Le personnage n’est ici qu’un intermédiaire lui permettant d’interagir avec le monde virtuel. De la même façon que l’écrit est devenu nomade avec le numérique en se codant de façon binaire, pour s’adapter à différents supports, l’identité d’un individu se réécrit en personnages qui ne sont que des intermédiaires pour interagir avec des mondes virtuels. Un personnage de World of Warcraft ne peut être transposé dans le monde de Second Life(32). Cependant, cette universalité existe sur internet puisque Facebook tend à être utilisé comme une carte d’identité sur des sites moins connus. L’identité construite sur les MMORPG sera-t-elle bientôt partie intégrante de l’identité numérique globale d’un individu ? Blizzard a fait un compte commun en ligne qui regroupe tous les jeux que l’entreprise produit, par exemple. Cette convergence serait probable et pourrait être dommageable, puisqu’un des principaux intérêts de ce type de jeu est d’être comparable au carnaval, c’est la possibilité d’être quelqu’un d’autre l’espace d’un instant.

Pourtant, dans le débat public, le joueur est vu comme un asocial coupé de la réalité. Ce qui aggrave le fossé entre les non-joueurs et les joueurs déjà existant du fait de la complexité technique et sociale de ces mondes. Le joueur aimerait parfois partager son expérience, montrer la richesse sociale des communautés internes aux jeux, l’humour particulier qui y est développé et les rencontres parfois inattendues qui s’y déroulent. Il veut raconter les nombreuses vies qu’il a vécues au lieu d’être traité de « no-life »(33).

28 http://www.cairn.info/revue-le-telemaque-2007-2-page-73.htm#resume

29 http://www.cairn.info/revue-societes-2011-3-page-81.htm

30 Voir comparatif des visages en annexe 6

31 http://www.cairn.info/revue-le-telemaque-2007-2-page-73.htm#resume

32 http://www.cairn.info/revue-terrain-2009-1-page-126.htm

33 No-life : Pas de vie. Joueur passant tellement de temps sur les jeux vidéo qu’il est accusé de ne pas avoir de vie social, ignorant les relations internes aux jeux vidéo

34 http://www.nickyee.com/daedalus/motivations.pdf

C’est le cas de World of Warcraft où chaque joueur est le protagoniste, le jeu ne dicte pas de but précis, il ne force pas le joueur à agir d’une certaine façon, chacun fait ses propres choix. Et ce sont ces choix et la dimension sociale entre les joueurs qui construiront le jeu. Pour cause, de très nombreuses possibilités d’interaction et de communication y sont présentes ainsi qu’une multitude de processus d’intégration dans une communauté. Par exemple les guildes sont des groupes stables où règne une véritable hiérarchie et sont indispensables pour mutualiser les ressources et favoriser l’entraide afin d’accomplir des objectifs complexes. Les guildes constituent le principal modèle d’organisation sociale pour les joueurs. Bien que possible, peu de joueurs appartiennent à aucune guilde, il est par contre impossible d’appartenir à plusieurs ce qui leur donne un caractère d’appartenance identitaire et patriotique. Ainsi, certaines guildes, ou groupement de joueurs, exigent une lettre de motivation ainsi qu’un CV reprenant les compétences acquises dans le jeu. Elle se construit parfois même sur la base de groupes préexistants « IRL » comme des liens familiaux ou amicaux. Le joueur aura tendance à essayer de jouer avec les personnes qu’il connait déjà.

Le groupe se constitue lui-même selon une organisation managériale prenant en compte les spécialités de chacun comme dans une entreprise voire une microsociété. Un chercheur de l’université de Stanford, Nick Yee34, a même démontré que l’influence des guildes agit sur certaines personnes et peuvent développer chez eux une prise d’initiative et une polyvalence qui leur manque dans la vie réelle.

La captation sociale

Être solitaire dans ce jeu comme beaucoup de MMO ne mène pas loin, pour avoir ce que l’on recherche dans un tel univers il faut plusieurs milliers de joueurs. Le jeu vidéo se construit sur l’opposition à une intelligence artificielle mais trouve une dimension sociale dans la coopétition(35) entre les joueurs. Un réseau social ne peut être efficient sans amis, idem pour World of Warcraft. C’est pourquoi il est si difficile de créer des MMORPG ayant une communauté suffisante pour animer le monde qu’il héberge. World of Warcraft qui compte 12 millions de joueurs actifs répartis sur plusieurs serveurs ainsi qu’un territoire virtuel avoisinant les 300 km2 compte un avantage certains puisque ceux-ci sont rendus captifs par leurs investissements. Sauf coup d’éclat, peu de joueurs iront sur un autre jeu pour se créer une nouvelle identité, trouver d’autres amis et apprendre de nouveaux codes sociaux. Surtout que d’un jeu à un autre, les règles peuvent être différentes comme les communautés qui l’habitent. Rien que dans World of Warcraft, la faction de la Horde est réputée pour contenir des joueurs plus âgés mais moins peuplée que la faction de l’Alliance. Puisqu’il faut une certaine maturité pour incarner un gobelins plutôt qu’un humain.

Le cas du jeu EvE Online, un monde de type science-fiction ayant une communauté aguerrie et expérimentée, est aussi intéressant puisque les développeurs ont choisi de laisser leurs joueurs faire ce qu’ils veulent en favorisant les guerres entre guildes dont certaines sont relatées dans des récits épiques, comme pour cette histoire de la guilde « Goons »(36) dont la réputation dépasse presque celle du jeu. Écrite par un de ses membres, ce document a un statut ambigu. En effet, si la fiction est une histoire fondée sur des faits imaginaires plutôt que sur des faits réels, qu’en est-il des faits virtuels ? Cela dit, et au regard des commentaires, il est très probable que ce soit de la propagande, beaucoup éprouvent une réelle méfiance, voire une aversion pour ce que dit cette guilde.

L’histoire des « Goons » continue d’ailleurs et a été décrite par une source bien plus surprenante puisque c’est le Figaro qui en a écrit un article(37). Relatant leur coup d’état contre les développeurs d’EvE Online pour prendre le contrôle de l’économie du jeu, ils ont purement et simplement envoyé quatorze milles vaisseaux contrôlés par mille cinq-cents joueurs pour l’opération « Burning Jita » sur la capitale du jeu. Cet épisode appartient-il à la fiction ou à l’histoire ? Les sociétés virtuelles ont donc de plus en plus de ressemblances avec des sociétés réelles, cet exemple le démontre.

35 La coopétition est un mot-valise composé de coopération et compétition. C’est la collaboration opportuniste entre différents acteurs qui, par ailleurs, sont des compétiteurs
36 http://forums.mondespersistants.com/showthread.php?t=20610035 La coopétition est un mot-valise composé de coopération et compétition. C’est la collaboration opportuniste entre différents acteurs qui, par ailleurs, sont des compétiteurs
36 http://forums.mondespersistants.com/showthread.php?t=206100

SIMULATION DU MONDE

Le World-Making
L’histoire des Goons n’a pas été écrite par un scénariste, bien que les développeurs de EvE Online n’ait rien fait pour l’empêcher. Cette histoire et celles qui se passent sur tous les MMORPG ne sont pas fictives bien que supporté par un monde traversé par des opportunités narratives. Cela marque une nouvelle étape dans la narration qui prend la dimension d’un monde. Un scénariste hollywoodien interrogé par Henry Jenkins résume très bien cette évolution actuelle dans les modes de narration :

« Quand j’ai commencé, on devait résumer une histoire, parce que sans une bonne histoire on a pas vraiment de film. Plus tard, une fois que les suites ont commencé à prendre de l’importance on résumait un personnage, parce qu’un bon personnage peut permettre de multiples histoires. Et maintenant on résume un monde, parce qu’un monde permet de multiples histoires, à propos de multiples personnages au travers de multiples médias. »

Et le jeu vidéo trouve toute sa pertinence dans la création de mondes. C’est ce que Jenkins nomme le world-making(38), soit la capacité à créer des mondes supports de nombreuses histoires, qu’elles soient vécues par les joueurs, prévues par les développeurs ou racontés par des scénaristes. Ces mondes peuvent même acquérir une puissance toute particulière lorsqu’il s’agit d’en évoquer les limites.

L’évocation artistique
MineCraft est un jeu vidéo indépendant « bac à sable »39 porté par une unique personne qui s’apparente à une version augmentée du Lego. Le joueur incarne tout de même un personnage qui construit des édifices, au moyen d’outils et de ressources minières illimitées, sur une carte générée aléatoirement et potentiellement infinie, afin de se protéger de monstres qui rôdent la nuit. La démesure permise par une si petite entreprise est déjà étourdissante, mais Wordworks en a détourné les usages pour en faire une œuvre d’art apocalyptique saisissante40. Pour cela, ils ont simplement intégré une rupture dans la narration du monde, soit l’abolition du caractère illimité de celui-ci. Ils ont fait cohabiter trente joueurs dans un monde de 350 par 350 blocs, ce qui est réellement minuscule par rapport aux standards du jeu. Alors que certains types de ressources ont commencé à manquer, les joueurs se sont organisés en clans se livrant une guerre féroce pour le contrôle des matériaux. Au bout de quelques semaines, il ne reste plus qu’un monde mort, une gigantesque carrière de pixels tandis que les joueurs errent sans défenses. Cette fable n’est pas sans rappeler le mythe de l’île de Pâques41 et évoque avec force le péril écologique et l’inévitable épuisement des ressources de notre planète entraînant la guerre et la désolation.

Le deuxième exemple vient du jeu Civilization II qui est un jeu de stratégie tour par tour simulant l’évolution des civilisations à travers les siècles, de la préhistoire à la conquête spatiale. Celui-ci permet de diriger une civilisation afin qu’elle devienne la plus puissante et gagne grâce à sa force militaire, diplomatique, culturelle ou scientifique. Un joueur a joué ponctuellement durant dix années et s’est retrouvé précisément dans la situation décrite par Orwell dans 1984 comme la seule permettant une dictature perpétuelle. Soit trois superpuissances qui sont arrivés à un équilibre des forces dans une guerre immuables qui durerait depuis presque deux millénaires, où les terres seraient détruites par l’arme nucléaire. L’optimisme technophile du jeu se retrouve retourné pour montrer avec une force d’évocation exceptionnelle la dystopie orwellienne. Las, il a décidé de partager sa sauvegarde sur Reddit pour demander de l’aide, son cas est devenu le scénario favori des joueurs de Civilization II.

Jane MacGonigal, une conceptrice de jeu vidéo, pense même que ceux-ci peuvent devenir une méthode de résolutions des problèmes de l’humanité comme la pénurie d’essence par exemple. Elle a développé pour cela World Without Oil en 2007 où des milliers de joueurs essaient de vivre dans un monde réaliste mais uniquement privé d’essence. Le jeu vidéo devient support de la réflexion où chaque joueur essaie de se projeter dans l’avenir, de se préparer et de trouver des solutions concrètes aux problèmes posés par la simulation42.

35 La coopétition est un mot-valise composé de coopération et compétition. C’est la collaboration opportuniste entre différents acteurs qui, par ailleurs, sont des compétiteurs

36 http://forums.mondespersistants.com/showthread.php?t=206100

37 http://www.lefigaro.fr/jeux-video/2012/04/30/03019-20120430ARTFIG00489-une-insurrection- anarchiste-se-declenche-dans-un-jeu-en-ligne.php

38 http://www.cairn.info/revue-reseaux-2008-2-page-335.htm#retournoteno11

39 http://www.thecreatorsproject.com/fr/blog/minecraft-est-un-bac-%C3%A0-sable-infini

40 En anglais : http://www.minecraftforum.net/topic/1212125-closed-map-experiment/ Résumé en français : http://merlanfrit.net/Le-monde-scarifie

41 Les habitants de l’île de Pâques, pour réaliser les célèbres statues, auraient coupé tous les arbres et ce seraient retrouvé coincé sur l’île, condamnés faute de pouvoir construire un bateau.

42 http://www.ted.com/talks/jane_mcgonigal_gaming_can_make_a_better_world.html

LA QUÊTE DE LÉGITIMITÉ D’UBISOFT : ÉTUDE DE CORPUS DE DOCUMENT

Aujourd’hui, le monde du jeu vidéo est économiquement plus puissant que le monde du cinéma, de plus en plus de domaines s’inspirent de l’expérience du jeu vidéo et 25% de l’audience de Youtube les concerne. Les jeux vidéo, issus d’une forme de pop culture longtemps méprisée par les élites artistiques, ont fait du chemin en un demi-siècle. Ils sont passés du statut incertain de distraction plus ou moins avouable et imaginative, à une industrie culturelle de masse dont l’influence s’infiltre jusque dans les cinémas et les musées.

Ce statut d’industrie culturelle, bien que contesté voire occulté, est le résultat d’une professionnalisation rapide d’un secteur qui bouscule les pratiques culturelles.

Dans un premier temps nous présenterons le corpus de document puis nous verrons par la suite comment le jeu vidéo cherche à légitimer son statut d’industrie culturelle au travers des différentes étapes de la vie d’une franchise tel qu’Assassin’s Creed.

Après s’être interrogé sur les besoins culturels et identitaires du joueur, nous avons décidé de nous intéresser à la production des jeux vidéo afin de montrer comment, dans leurs pratiques professionnelles, ceux-ci se positionnent au sein des industries culturelles. Si nous avions surtout porté notre regard sur le jeu World of Warcraft lors du premier dossier, nous avons cette fois-ci décidé de prendre la franchise Assassin’s Creed d’Ubisoft comme exemple. De par sa taille, sa volonté affichée d’innover, mais également par le nombre de documents produit sur ses conditions de conception, elle nous a semblé représentative d’une certaine idée de la production vidéo-ludique.

Ainsi, le premier document est un communiqué de presse invitant au vernissage d’œuvres réalisés pour la création du troisième opus de la franchise. C’est la galerie Arludik à Paris qui l’organise en collaboration avec Ubisoft. Elle cherche à légitimer le concept d’art ludique, soit toutes les œuvres faites en lien avec les industries culturelles, avec un certain soutien populaire.

Le deuxième document est une interview de Maxime Durand qui a été engagé par Ubisoft pour s’assurer de la crédibilité historique de sa franchise. Il travaille en amont de la conception et possède une véritable influence sur le scénario comme sur le gameplay. Il nous raconte ses conditions de travail et les compromis qu’il doit faire entre divertissement et véracité historique.

Le troisième document est un compte-rendu d’une projection en avant-première de la machinima promotionnelle Assassin’s Creed : Embers. Les deux chroniqueurs mettent en question le statut de ce court-métrage. Est-ce une œuvre transmédia (œuvre développée qui se caractérise par l’utilisation de plusieurs médias pour développer des univers narratifs), comme Ubisoft veut nous le faire croire, ou bien un produit dérivé ? Embers nous interroge également sur les pratiques de production d’un court-métrage, entre pratique amateur et promotion professionnelle.

Le quatrième document est la bande-annonce du deuxième opus de la saga parodié par Tobuscus, une star du web qui fait référence dans le milieu geek. On peut donc observer les deux phases de productions, la première étant très professionnelle avec une qualité similaire au cinéma tandis que la seconde est l’œuvre d’une personne mettant en exergue le côté caricatural des codes utilisés.

La cinquième œuvre, enfin, est un inventaire des produits de la franchise Assassin’s Creed sortis entre 2007 et 2011. Il permet de voir l’intense activité éditoriale d’Ubisoft qui fait de l’ensemble une franchise transmédiatique.

Après cette courte présentation, nous allons voir ce que ces différents documents révèlent de l’industrie culturelle des jeux vidéo.

L’AFFILIATION AVEC LE CINEMA

Dans les documents que j’ai choisis, deux vidéos sont présentes. Ce n’est pas un hasard. En effet, le jeu vidéo, bien qu’héritier de la tradition des jeux de société, aspire à assumer son statut de vidéo en copiant le cinéma.

Ainsi, il génère de nombreuses vidéos, celles-ci sont réalisées soit avec le moteur graphique du jeu, soit avec des prises de vues réelles ou des images de synthèses. Deux types de productions vidéo existent, la cinématique, qui est un intermède cinématographique interrompant le jeu pour fluidifier l’interaction du joueur avec l’histoire et la machinima, qui est un détournement du moteur graphique d’un jeu dans un but créatif sans lien direct avec l’expérience ludique.

Techniquement, le document 3 est une machinima, mais ses conditions de production et d’exploitation diffèrent nettement des habitudes propres à son genre. En effet, la production de machinima est une pratique généralement amatrice lorsque celle-ci a bénéficié d’un accompagnement professionnel de la part d’Ubisoft, l’entreprise qui a développé la franchise Assassin’s Creed. La particularité d’Embers est d’être relativement indépendante par rapport au jeu sur lequel elle est basée. Ce n’est ni une bande-annonce, ni une cinématique, mais bien un court-métrage visant à fluidifier la narration entre les différents jeux.

Le document 4 est une vidéo ayant connu deux traitements successifs. Elle a d’abord été créée par Ubisoft dans des conditions de productions similaires aux films d’animation et pour une visée strictement promotionnelle. C’est un teaser, soit une scène compréhensible de façon indépendante révélant un épisode du film ou du jeu. Cela se différencie de la bande-annonce qui révèle l’ambiance et le contenu du produit culturel comme une quatrième de couverture, en résumant l’intrigue et l’ambiance de l’œuvre.

Le deuxième traitement a été réalisé par Toby Turner, un internaute internationalement connu sur Youtube. Sa chaîne Tobuscus est la 24eme plus suivi avec environ 3 millions d’abonnés. Son travail est comparable à ce que peut faire Norman en France, il incarne un certain type d’humour dans le monde geek. Il parodie régulièrement les vidéos promotionnelles et celle du trailer d’Assassin’s Creed Brotherhood est sa vidéo la plus populaire. Elle a été vue 32 millions de fois, c’est plus que le trailer officiel et cela lui a rapporté environ 30 000$ de revenus publicitaires. Ce résultat s’explique par la réputation de Toby Turner mais également par la pertinence de son traitement. En commentant la vidéo avec les sous-titres, il met en lumière l’aspect caricatural du trailer de Brotherhood qui reprend les codes du cinéma et de la bande-annonce. Ainsi le héros a la classe en permanence, les gardes sont très faciles à tuer et le méchant est diabolique. L’usage de ralentis ou slow-motion ainsi que le zoom pour désigner la cible à abattre sont quant à eux courants dans les jeux vidéo et de plus en plus présents au cinéma. En effet, si le jeu vidéo s’inspire du cinéma, l’inverse est encore plus vrai. Spielberg a plusieurs fois déclaré s’être inspiré de la rythmique des jeux vidéo pour ses scènes d’actions et les adaptations de jeux vidéo en film ou série sont de plus en plus fréquentes. Ainsi, comme on peut le voir dans le document 5, une série de court- métrage sur Assassin’s Creed est sortie en 2009 et un film est également en préparation.

TRAVAUX PRÉPARATOIRES

Cette proximité n’est pas uniquement stratégique, elle n’est pas préméditée. Elle s’explique simplement par le fait que les deux industries culturelles font appel aux mêmes professions. Il est extrêmement courant de voir quelqu’un travailler simultanément sur des jeux vidéo ou des films. La présence de plus en plus importante des effets spéciaux dans les films, la scénarisation de plus en plus poussée des jeux vidéo ont permis des échanges de compétences entre les deux domaines.

Si bien que leurs travaux graphiques préparatoires ont été regroupés sous un unique terme : l’Art Ludique. Porté par la galerie Arludik de Paris, qui réalise de nombreuses expositions et ont sorti le livre « Les arts ludiques » qui fait aujourd’hui référence, ce type d’art rencontre de plus en plus de succès auprès du public et d’estime auprès des critiques.

La création d’une franchise comme Assassin’s Creed demande d’importants travaux préparatoires, il faut créer un environnement graphique à la fois esthétique, réaliste et ludique. Comme on peut le voir dans le document 4, les costumes sont travaillés en ce sens. Ezio le héros a beaucoup de prestance, sa cape comme la texture des tissus sont propres à la renaissance et les dagues sortant de ses manches renforcent le gameplay lors des phases de jeu.

Pour arriver à ce résultat, les équipes d’Ubisoft ont du faire des recherches graphiques mais également historiques comme le montre les documents 1 et 2. La franchise balaie différentes époques historiques, le premier opus se déroulait durant les croisades, le deuxième durant la renaissance tandis que le troisième pris place durant la guerre de sécession.

Maxime Durand nous raconte ainsi lors de l’interview du document 2 que les époques sont choisies après une importante recherche historique et que les personnages comme les armes sont créées à partir d’une base réelle et adaptée par la suite aux besoins du jeu. Cette exigence d’exactitude s’inscrit dans un mouvement de légitimation culturelle des jeux vidéo. De nombreux professionnels d’aujourd’hui ont connu un éveil culturel grâce aux jeux vidéo et militent aujourd’hui pour que ce soit un genre reconnu.

Après le choix d’une époque historique vient les recherches graphiques. Pour cela, des illustrateurs, des comédiens, des graphistes, des stylistes et des designers sont missionnés afin de définir l’identité graphique du jeu. Si cela consiste parfois à de simples croquis, il peut arriver que certaines œuvres réalisées par des artistes connus soient visuellement très belles et trouvent leur place dans une exposition. Comme le montre le communiqué de presse du document 1, ces œuvres cherchent surtout à trouver une ambiance, une atmosphère propice à l’aventure voulue par les scénaristes et respectant la véracité historique.

Sur le document 5, on peut voir en petit à côté du logo un portrait plain-pied d’Ezio Auditore, le héros du deuxième opus. Ce type d’illustration est appelé Chara-design pour Characters Design et sert typiquement à la modélisation du héros par les développeurs. C’est le même processus que pour les défilés de mode, le croquis précède la création du costume ainsi que le choix de la personne. Tous ces travaux d’études constituent une banque d’images officielles destinées à uniformiser l’identité graphique dans le jeu comme lors des promotions.

DIVERSIFICATION ET COHÉRENCE DE LA GAMME : LE TRANSMÉDIA

Le document 5, bien que s’arrêtant en 2011 montre bien le modèle économique actuel des industries culturelles. La franchise Assassin’s Creed est une œuvre culturellement dense et médiatiquement diversifiée. C’est clairement dans la dynamique de world- making décrite par Henry Jenkins. Aujourd’hui, les concepteurs ne cherchent pas à simplement créer des histoires mais plus à mettre en place un monde support d’histoires et de personnages divers.

Bien que la dimension vidéo-ludique soit centrale, les autres productions cherchent à dépasser le statut de simple produit dérivé au travers d’une narration transmédiatique. Ainsi, chaque œuvre doit avoir sa propre histoire apportant des informations sur la narration globale. Une narration est transmédiatique lorsqu’elle se déroule sur différents supports. Vicky Gagnon, dans le document 3 précise que le terme transmédia est un « buzzword ». Cette expression montre bien l’attente et l’attention que suscite cette notion mais également une certaine méfiance contre ce qui peut n’être qu’une expression marketing. Dans le cas du court-métrage Embers, c’est un débat central puisque Thierry Robert affirme clairement que ce n’est pas une œuvre transmédia mais bien une cinématique faisant la liaison entre deux opus de la franchise. Si le statut d’œuvre transmédia du court-métrage Embers semble contesté, la franchise est clairement transmédia comme le montre le document 5. Les bandes-dessinées et les comics développent quant à eux une histoire indépendante ; Assassin’s Creed : The fall se déroulant en Russie.

La narration transmédia est aussi un modèle économique, en effet, si l’on veut connaitre l’ensemble de l’histoire, il faut acheter de nombreux produits et ceci de façon régulière. Ainsi, dès 2009, Ubisoft arrive à tenir le rythme d’un jeu pour console salon par an. Ceux- ci permettent de meilleures ventes des autres produits de la franchise qui renforce la crédibilité de la saga principale, c’est la dialectique du tube et du catalogue. Ubisoft qui a besoin de ces ventes pour équilibrer ses comptes annuels, ce qui explique la régularité des sorties.

L’AMBITION DE L’ŒUVRE GLOBALE

La franchise Assassin’s Creed est représentative d’une tendance des jeux vidéo mais également des industries culturelles. En articulant son œuvre transmédiatique autour du jeu vidéo et en cherchant à la légitimer par une expertise historique et artistique, Ubisoft réalise ce dont beaucoup ont rêvé, une convergence culturelle. Aucun des volets d’Assassin’s Creed n’excellent dans leur domaine et beaucoup de critiques sont émises par rapport au manque de renouveau de la série. Mais elle remporte un franc succès populaire et économique par la densité, la cohérence et diversité de ses approches. En ceci, elle se rapproche beaucoup de ce que George Lucas avait réussi à faire avec la saga Star Wars. Autour des films, que beaucoup de fans de science-fiction dénigrent, s’articulent de nombreux jeux vidéo, livres, bande-dessinées, jouets et séries animées. C’est par cette richesse que la saga a réussi à devenir une évidence dans la culture populaire et initié le « world-making ». Après le cinéma avec Star Wars, la bande dessinée avec les comics de Marvel, le roman avec Harry Potter, le jeu vidéo avec

Assassin’s Creed réussit également à produire un monde capable de s’exporter au sein des différentes industries culturelles. Le volet majeur de cette saga transmédiatique étant le jeu vidéo, il donne une réelle légitimité au genre en montrant que le jeu vidéo est capable d’englober les autres industries culturelles.

CONCLUSION & OUVERTURES

Le jeu vidéo est une forme de divertissement médiatique répondant à un besoin du joueur de s’inventer une réalité alternative et ludique. Pour cela, il peut interagir avec un dispositif technique afin de s’immerger dans un monde simulé, supports de nombreuses histoires, qu’elles soient vécues par les joueurs, prévues par les développeurs ou racontées par des scénaristes. Le joueur peut y éprouver des sensations comme le vertige, tester ses réflexes et chercher à maîtriser des simulations complexes.

En incarnant un personnage au moyen d’un véhicule d’action ou avatar, il a l’occasion de vivre des aventures palpitantes et d’exprimer des pulsions qu’il ne peut assouvir dans la réalité en toute liberté. Cet aspect cathartique du jeu vidéo est toutefois à l’origine des accusations d’incitations à la violence. La confusion entre virtuel et réalité que peut provoquer le jeu vidéo explique également le procès qui lui est fait.

Cependant, l’être humain a de tout temps essayé de se construire une image rassurante de soi-même et le jeu vidéo, autant que la télévision et les romans, permet d’assouvir ce besoin. Ainsi, le joueur va se créer une nouvelle identité plus ou moins complexe et différente de la réalité. Grâce aux jeux en ligne, il a la possibilité d’interagir avec d’autres personnes voire de créer de véritables communautés avec ses amis réels ou virtuels. Celles-ci seront structurées autour de buts ou de passions communes et peuvent avoir une réelle importance dans la vie sociale d’un individu. Il y a malheureusement un fossé parfois important entre ce que vit un joueur et ce qu’en perçoit son entourage qui peut voir cette passion comme une addiction.

De plus, le jeu vidéo présente une vision magnifiée de soi-même et beaucoup sont tentés de s’investir davantage dans celle-ci que dans celle renvoyée par la société. Cependant, la simulation peut également permettre de développer des capacités sans crainte de l’échec et de la pression sociale quotidienne. Les jeux vidéo permettent également de signifier des concepts complexes comme l’organisation urbaine, l’évolution des civilisations ou de phénomènes physiques tels que la gravitation. Cela peut s’articuler en complément avec d’autres médias comme internet, le cinéma ou la presse afin d’exploiter au mieux les caractéristiques de chacun. Ceci dans le but de transmettre des informations, d’expliquer des situations ou de faire ressentir des émotions. Le jeu vidéo est apparu il y a un demi-siècle et n’a cessé d’évoluer, simulant des mondes de plus en plus grand, hébergeant de plus en plus de joueurs, permettant une personnalisation et une identification de plus en plus poussé. Le jeu vidéo, de même que l’informatisation de notre société, est en constante expansion. Il faut savoir jusqu’où cela ira et s’il ne représentera pas de menace pour l’identité de l’être humain notamment avec l’arrivée des casques de réalité virtuelle.

Pour conclure notre travail, nous avons réalisé une classification des jeux vidéo se basant sur les critères que nous avons étudiés :

Plusieurs observations peuvent être faites. Tout d’abord, chaque type d’expérience va chercher à s’associer à d’autres médias, ainsi les jeux de console solitaire vont se rapprocher de la narration cinématographique, le jeu multi-joueurs va se rapprocher de la logique sportive avec des compétitions de grandes envergures et des pratiques amicales. Le jeu nomade, paradoxalement, va avoir tendance à refaire le chemin emprunté par le jeu vidéo lui-même en y associant une forte dimension sociale empruntée aux réseaux sociaux.

En effet, la complexité et le gameplay d’un jeu comme Angry Birds n’a rien de novateur puisque des jeux de balistique existaient déjà au tout début du jeu vidéo. Le modèle freemium rappelle fortement le modèle économique des bornes d’arcades. Le jeu en espace public, que ce soit des salles d’arcades ou des cybercafés ne semble plus avoir de réalités en occident, il faudra sûrement attendre que l’e-sport reprenne cette place et soit consommé en tant que spectacle interactif dans des salles prévues à cet effet. Il faudra probablement attendre de voir quels usages vont provoquer les casques de réalités virtuelles, car leur prix et les dispositions nécessaires vont peut-être relancer une consommation plus exceptionnelle et proche de la salle d’arcade.

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